SCO : sans peur et sans recherche

par Eben Moglen

Lundi 24 novembre 2003

Voici la définition traditionnelle d'un avocat véreux : un juriste qui, quand la loi est contre lui, martèle les faits; quand les faits sont contre lui, martèle la loi; et quand les faits et la loi sont tous deux contre lui, il martèle du poing sur la table. Les tentatives du groupe SCO pour accroître ses parts de marché au détriment des développeurs de logiciels libres, des distributeurs et des utilisateurs au travers de théories juridiques fumeuses et de réclamations fallacieuses montrent que le vieil adage n'a pas perdu de sa valeur.

Les faits

Le groupe SCO continue à clamer publiquement dans ses procédures judiciaires contre IBM qu'il peut montrer les violations de ses droits sur le code source d'Unix Sys V par le noyau nommé Linux, d'un système d'exploitation libre. Mais lors de l'occasion où le groupe SCO a montré publiquement ce qu'il revendiquait comme étant des exemples de code Linux tirés de Unix Sys V, sa démonstration a tourné court, en démontrant plutôt son attitude cavalière envers la loi sur le copyright et même sa propre incurie en guise de recherche de faits.

Le 18 août 2003, le PDG de SCO, Darl McBride, a donné une conférence de presse à Las Vegas où il a montré des transparents sensés contenir des exemples de plagiats flagrants de Sys V par Linux. En quelques heures, les communautés du logiciel libre et de «l'open source» ont analysé la prétendue meilleure preuve de SCO et les résultats ne furent pas encourageants pour les investisseurs et ceux qui espéraient que SCO savait de quoi il parlait.[1]

À Las Vegas Mr McBride a montré deux exemples de code Linux supposés copiés à partir de Sys V. Le premier implémente le pare-feu «Berkeley Packet Filter». Effectivement, le noyau Linux contient une implémentation de BPF, mais c'est le travail original d'un développeur de Linux, Jay Schulist. En outre, SCO n'a jamais eu le moindre droit de propriété sur l'implémentation originelle de BPF, qui comme son nom même l'indique, fait partie de BSD Unix, et qui fut copié, tout à fait légalement, d'Unix BSD dans le Sys V de SCO. Comme les implémentations de BPF par Linux et par Sys V ont une origine intellectuelle commune et comme ils remplissent la même fonction, la recherche de SCO utilisant la «coïncidence de modèle» sur les deux bases de code a cru trouver un exemple apparent de plagiat. Mais SCO n'a pas effectué suffisamment de recherches pour s'apercevoir que le travail qu'ils revendiquaient comme plagié n'était pas le leur, probablement parce qu'ils avaient supprimé «par mégarde» la mention de copyright originelle.

Le second exemple de M. McBride fut à peine plus convaincant. M. McBride a montré plusieurs douzaines de lignes de code d'allocation de mémoire provenant de Linux, qui étaient identiques au code provenant de Sys V. Encore une fois, il est apparu que le groupe SCO avait réalisé une recherche par «coïncidence de modèle» sur le code source sans se préoccuper de l'historique et du statut actuel des droits sur le travail dont il revendique la propriété et le plagiat. Le code en langage C montré dans les transparents, écrit en 1973, fut d'abord incorporé dans Unix version 3; il provient d'une version précédente publiée par Donald Knuth dans son classique The Art of Computer Programming en 1968.

AT&T a attaqué l'Université de Caroline pour plagiat de ce code, ainsi que d'autres portions de code de leur Unix, lors du litige sur BSD. AT&T fut débouté en première instance sur le fait que le code a été publié sans mentions de copyright et par conséquent, selon la loi sur le copyright précédant 1976, placé dans le domaine public. En 2002, Caldera, le prédécesseur de SCO, a publié une version sous une licence qui permettait la copie et la libre redistribution. Silicon Graphics, Inc. (SGI) a utilisé par la suite ce code dans une variante du programme Linux pour «Trillium», une architecture 64 bits qu'il était prévu de commercialiser mais qui ne l'a jamais été. En incorporant ce code, SGI a violé les termes de la licence Caldera en supprimant par erreur la mention de copyright (incorrecte) de Caldera.

Ainsi, le second exemple de SCO était une copie supposée interdite de code tombé dans le domaine public pour commencer, et que SCO lui-même avait publié sous une licence de logiciel libre après avoir par erreur revendiqué le copyright. SGI a compliqué les choses en supprimant inconsidérément la mention de copyright inexacte. Combien de PC et de serveurs à architecture Intel autour du monde contiennent ce code supposé plagié? Zéro. Aucune version de programme Linux pour architecture Intel n'en a jamais contenu. Aucun matériel SGI pour lequel ce code a été écrit n'a été vendu. HP, qui a vendu des serveurs 64-bit Itanium, a supprimé le code de la branche IA-64 de l'arbre du code Linux. Il était par ailleurs techniquement redondant.

Mais les recherches de SCO n'allèrent pas suffisamment loin pour découvrir plus qu'une supposée instance de copie, sans même se demander si SCO avait le moindre droit sur ce qui avait été copié. De plus SCO n'a donné à personne la moindre indication sur le «Linux» dont il était question : une variante dédié à de rares ordinateurs pour qui le code supposé litigieux avait déjà été supprimé.

Ce que les exemples de Las Vegas ont effectivement montré est que les revendications factuelles de SCO avaient été montées en épingle de manière irresponsable quand elles n'ont pas été gardées artificiellement secrètes. Avec des faits qui se retournaient contre eux, même quand ils étaient choisis par eux, il n'est pas étonnant qu'après août, SCO se soit tourné vers la loi.

Mais la loi n'était pas de leur côté non plus.

La loi.

Légalement, la situation de SCO est intrinsèquement contradictoire. Publiquement et dans une lettre largement diffusée chez les utilisateurs de logiciels libres en entreprise, SCO demande à ce que chaque utilisateur des récentes versions du noyau achète une licence, parce que Linux contiendrait des éléments dont SCO détiendrait les droits (copyright). SCO a aussi attaqué IBM pour violation de secrets de fabrication, en alléguant que la contribution d'IBM au noyau Linux viole des accords de non divulgation. Pourtant le groupe SCO a toujours distribué et continue de distribuer Linux sous la licence GPL. Il a donc publié ses prétendus secrets commerciaux et ses éléments protégés sous une licence qui donne à tout le monde le droit de copier, modifier et redistribuer. Si la licence GPL signifie bien ce qu'elle dit, SCO a perdu sa procédure contre IBM pour pratiques commerciales déloyales et ne pourra pas mettre à exécution ses menaces contre les utilisateurs du noyau Linux.

Et si la licence GPL ne constitue pas une permission de «copyright» valide, de quelle droit SCO distribue-t-il le travail publié sous licence GPL de tous les contributeurs de Linux et de tous les auteurs de programmes protégés par la même licence? La contre-attaque d'IBM élève le débat en regard de la contribution d'IBM au noyau Linux. D'après la section 6 de la licence GPL, aucun redistributeur de code placé sous la licence GPL ne peut ajouter de termes à la licence. Or SCO a demandé à ce que tous les utilisateurs du noyau Linux achètent une licence addtionnelle conformément aux termes ajoutés à la licence GPL. D'après la section 4 de la licence GPL, quiconque viole la licence GPL perd automatiquement le droit de redistribution du code qui a fait l'objet de cette violation. C'est pourquoi IBM rétorque à juste titre que SCO n'a aucune autorisation pour distribuer le noyau, que non seulement elle viole ses droits, mais aussi ceux de tous les contributeurs du noyau. À moins que SCO ne puisse montrer, d'une part que la GPL constitue une forme d'autorisation valide et que d'autre part elle n'a jamais violé les termes de cette autorisation, elle perd la contre-attaque : IBM et tous les contributeurs du noyau sont en droit d'exiger des dommages et intérêts.

Cette riposte d'IBM a renvoyé SCO dans ses cordes sur le sur sujet de la licence GPL. Non seulement les faits, mais aussi la loi sont fondamentalement contre SCO et aggravent sa position déjà désespérée. SCO et son prédécesseur, Caldera, ont énormément bénéficié des protections de la licence GPL. Grâce à la GPL, SCO a pu, par exemple, utiliser le travail d'une valeur incalculable de tous les concepteurs et implémenteurs de compilateur du monde entier, qui ont fait de GCC le premier compilateur C multi-plateforme. Les applications tournent sous l'Unix Sys V de SCO grâce à GCC, pour qui SCO a contribué par des modifications spécifiques à son système et pour qui elle a abandonné ses droits à la Free Software Foundation (FSF). Caldera et SCO n'auraient pas pu commercialiser un système d'exploitation sans les contributions de la communauté des logiciels libres. Le groupe SCO était content d'en tirer profit, mais il a honteusement cherché à fuir ses responsabilités. La loi ne permet pas ce double-jeu.

Ainsi le temps est venu pour SCO et ses avocats de taper du poing sur la table. La réponse de SCO à la riposte d'IBM fut une suite d'attaques absurdes contre la licence GPL, ses utilisateurs et son auteur, la Free Software Foundation. D'après SCO et pour répondre aux arguments d'IBM, la licence GPL viole non seulement les lois fédérales, mais aussi la constitution des État-Unis. Comment un détenteur de droits privés peut-il violer la Constitution des État-Unis en accordant aux autres le droit de copier, modifier et redistribuer son travail, SCO ne daigne pas le dire. Les théories légales ne sont pas des secrets, si les avocats de SCO avaient quelque chose d'autre à offrir pour étayer leurs assertions, ils l'auraient dit. Aucun cas de jurisprudence ne permet d'étayer cette conception ridicule d'une licence de «copyright» inconstitutionnelle. Aucun juriste de ma connaissance (raisonnablement importante), quelle que soit son point vue sur la licence GPL, ne prendrait au sérieux cette idiotie. Quand les faits vous font défaut, quand la loi vous fait défaut, et quand taper du poing sur la table ne vous amène que des rires de dérision, même l'avocat véreux le plus caricatural se retrouve sans ressources. À quoi faut-il s'attendre de la part de SCO; à une attaque contre le juge?

Notes

[1] Le resumé complet par Bruce Perens de la présentation de SCO à Las Vegas, est accessible à http://www.perens.com/SCO/SCOSlideShow.html.

Copyright © Eben Moglen, 2003. Verbatim copying of this article is permitted in any medium, provided this notice is preserved.

Eben Moglen est professeur de droit à la Columbia University Law School. Il conseille gracieusement la Free Software Foundation.

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